L'île mystérieuse, Jules Verne [book recommendations for young adults .txt] 📗
- Author: Jules Verne
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Cyrus Smith parviendrait-il sans instruments à relever plus tard sa position en latitude et en longitude? Ce serait difficile. Dans le doute, il était donc convenable de prendre certaines précautions contre une descente possible des indigènes voisins.
L'exploration de l'île était achevée, sa configuration déterminée, son relief coté, son étendue calculée, son hydrographie et son orographie reconnues. La disposition des forêts et des plaines avait été relevée d'une manière générale sur le plan du reporter. Il n'y avait plus qu'à redescendre les pentes de la montagne, et à explorer le sol au triple point de vue de ses ressources minérales, végétales et animales.
Mais, avant de donner à ses compagnons le signal du départ, Cyrus Smith leur dit de sa voix calme et grave:
«Voici, mes amis, l'étroit coin de terre sur lequel la main du Tout-Puissant nous a jetés. C'est ici que nous allons vivre, longtemps peut-être. Peut-être aussi, un secours inattendu nous arrivera-t-il, si quelque navire passe par hasard... Je dis par hasard, car cette île est peu importante; elle n'offre même pas un port qui puisse servir de relâche aux bâtiments, et il est à craindre qu'elle ne soit située en dehors des routes ordinairement suivies, c'est-à-dire trop au sud pour les navires qui fréquentent les archipels du Pacifique, trop au nord pour ceux qui se rendent à l'Australie en doublant le cap Horn. Je ne veux rien vous dissimuler de la situation...
— Et vous avez raison, mon cher Cyrus, répondit vivement le reporter. Vous avez affaire à des hommes. Ils ont confiance en vous, et vous pouvez compter sur eux. — N'est-ce pas, mes amis?
— Je vous obéirai en tout, monsieur Cyrus, dit Harbert, qui saisit la main de l'ingénieur.
— Mon maître, toujours et partout! s'écria Nab.
— Quant à moi, dit le marin, que je perde mon nom si je boude à la besogne, et si vous le voulez bien, monsieur Smith, nous ferons de cette île une petite Amérique! Nous y bâtirons des villes, nous y établirons des chemins de fer, nous y installerons des télégraphes, et un beau jour, quand elle sera bien transformée, bien aménagée, bien civilisée, nous irons l'offrir au gouvernement de l'Union! Seulement, je demande une chose.
— Laquelle? répondit le reporter.
— C'est de ne plus nous considérer comme des naufragés, mais bien comme des colons qui sont venus ici pour coloniser!»
Cyrus Smith ne put s'empêcher de sourire, et la motion du marin fut adoptée. Puis, il remercia ses compagnons, et ajouta qu'il comptait sur leur énergie et sur l'aide du ciel.
«Eh bien! en route pour les Cheminées! s'écria Pencroff.
— Un instant, mes amis, répondit l'ingénieur, il me paraît bon de donner un nom à cette île, ainsi qu'aux caps, aux promontoires, aux cours d'eau que nous avons sous les yeux.
— Très bon, dit le reporter. Cela simplifiera à l'avenir les instructions que nous pourrons avoir à donner ou à suivre.
— En effet, reprit le marin, c'est déjà quelque chose de pouvoir dire où l'on va et d'où l'on vient. Au moins, on a l'air d'être quelque part.
— Les Cheminées, par exemple, dit Harbert.
— Juste! répondit Pencroff. Ce nom-là, c'était déjà plus commode, et cela m'est venu tout seul. Garderons-nous à notre premier campement ce nom de Cheminées, monsieur Cyrus?
— Oui, Pencroff, puisque vous l'avez baptisé ainsi.
— Bon, quant aux autres, ce sera facile, reprit le marin, qui était en verve. Donnons-leur des noms comme faisaient les Robinsons dont Harbert m'a lu plus d'une fois l'histoire: «la baie Providence», la «pointe des Cachalots», le «cap de l'Espoir trompé»!...
— Ou plutôt les noms de M Smith, répondit Harbert, de M Spilett, de Nab!...
— Mon nom! s'écria Nab, en montrant ses dents étincelantes de blancheur.
— Pourquoi pas? répliqua Pencroff. Le «port Nab», cela ferait très bien! Et le «cap Gédéon...»
— Je préférerais des noms empruntés à notre pays, répondit le reporter, et qui nous rappelleraient l'Amérique.
— Oui, pour les principaux, dit alors Cyrus Smith, pour ceux des baies ou des mers, je l'admets volontiers. Que nous donnions à cette vaste baie de l'est le nom de baie de l'Union, par exemple, à cette large échancrure du sud, celui de baie Washington, au mont qui nous porte en ce moment, celui de mont Franklin, à ce lac qui s'étend sous nos regards, celui de lac Grant, rien de mieux, mes amis. Ces noms nous rappelleront notre pays et ceux des grands citoyens qui l'ont honoré; mais pour les rivières, les golfes, les caps, les promontoires, que nous apercevons du haut de cette montagne, choisissons des dénominations que rappellent plutôt leur configuration particulière. Elles se graveront mieux dans notre esprit, et seront en même temps plus pratiques. La forme de l'île est assez étrange pour que nous ne soyons pas embarrassés d'imaginer des noms qui fassent figure. Quant aux cours d'eau que nous ne connaissons pas, aux diverses parties de la forêt que nous explorerons plus tard, aux criques qui seront découvertes dans la suite, nous les baptiserons à mesure qu'ils se présenteront à nous. Qu'en pensez-vous, mes amis?»
La proposition de l'ingénieur fut unanimement admise par ses compagnons. L'île était là sous leurs yeux comme une carte déployée, et il n'y avait qu'un nom à mettre à tous ses angles rentrants ou sortants, comme à tous ses reliefs. Gédéon Spilett les inscrirait à mesure, et la nomenclature géographique de l'île serait définitivement adoptée.
Tout d'abord, on nomma baie de l'Union, baie Washington et mont Franklin, les deux baies et la montagne, ainsi que l'avait fait l'ingénieur.
«Maintenant, dit le reporter, à cette presqu'île qui se projette au sud-ouest de l'île, je proposerai de donner le nom de presqu'île Serpentine, et celui de promontoire du Reptile (Reptile-end) à la queue recourbée qui la termine, car c'est véritablement une queue de reptile.
— Adopté, dit l'ingénieur.
— À présent, dit Harbert, cette autre extrémité de l'île, ce golfe qui ressemble si singulièrement à une mâchoire ouverte, appelons-le golfe du Requin (Shark-gulf).
— Bien trouvé! s'écria Pencroff, et nous compléterons l'image en nommant cap Mandibule (Mandible-cape) les deux parties de la mâchoire.
— Mais il y a deux caps, fit observer le reporter.
— Eh bien! répondit Pencroff, nous aurons le cap Mandibule-Nord et le cap Mandibule-Sud.
— Ils sont inscrits, répondit Gédéon Spilett.
— Reste à nommer la pointe à l'extrémité sud-est de l'île, dit Pencroff.
— C'est-à-dire l'extrémité de la baie de l'Union? répondit Harbert.
— Cap de la Griffe (Claw-cape)», s'écria aussitôt Nab, qui voulait aussi, lui, être parrain d'un morceau quelconque de son domaine.
Et, en vérité, Nab avait trouvé une dénomination excellente, car ce cap représentait bien la puissante griffe de l'animal fantastique que figurait cette île si singulièrement dessinée.
Pencroff était enchanté de la tournure que prenaient les choses, et les imaginations, un peu surexcitées, eurent bientôt donné:
À la rivière qui fournissait l'eau potable aux colons, et près de laquelle le ballon les avait jetés, le nom de la Mercy, — un véritable remerciement à la Providence; à l'îlot sur lequel les naufragés avaient pris pied tout d'abord, le nom de l'îlot du Salut (Safety-island); au plateau qui couronnait la haute muraille de granit, au-dessus des Cheminées, et d'où le regard pouvait embrasser toute la vaste baie, le nom de plateau de Grande-vue; enfin à tout ce massif d'impénétrables bois qui couvraient la presqu'île Serpentine, le nom de forêts du Far-West.
La nomenclature des parties visibles et connues de l'île était ainsi terminée, et, plus tard, on la compléterait au fur et à mesure des nouvelles découvertes.
Quant à l'orientation de l'île, l'ingénieur l'avait déterminée approximativement par la hauteur et la position du soleil, ce qui mettait à l'est la baie de l'Union et tout le plateau de Grande-vue. Mais le lendemain, en prenant l'heure exacte du lever et du coucher du soleil, et en relevant sa position au demi-temps écoulé entre ce lever et ce coucher, il comptait fixer exactement le nord de l'île, car, par suite de sa situation dans l'hémisphère austral, le soleil, au moment précis de sa culmination, passait au nord, et non pas au midi, comme, en son mouvement apparent, il semble le faire pour les lieux situés dans l'hémisphère boréal.
Tout était donc terminé, et les colons n'avaient plus qu'à redescendre le mont Franklin pour revenir aux Cheminées, lorsque Pencroff de s'écrier:
«Eh bien! nous sommes de fameux étourdis!
— Pourquoi cela? demanda Gédéon Spilett, qui avait fermé son carnet, et se levait pour partir.
— Et notre île? Comment! Nous avons oublié de la baptiser?»
Harbert allait proposer de lui donner le nom de l'ingénieur, et tous ses compagnons y eussent applaudi, quand Cyrus Smith dit simplement:
«Appelons-la du nom d'un grand citoyen, mes amis, de celui qui lutte maintenant pour défendre l'unité de la république américaine! Appelons-la l'île Lincoln!»
Trois hurrahs furent la réponse faite à la proposition de l'ingénieur.
Et ce soir-là, avant de s'endormir, les nouveaux colons causèrent de leur pays absent; ils parlèrent de cette terrible guerre qui l'ensanglantait; ils ne pouvaient douter que le Sud ne fût bientôt réduit, et que la cause du Nord, la cause de la justice, ne triomphât, grâce à Grant, grâce à Lincoln!
Or, ceci se passait le 30 mars 1865, et ils ne savaient guère que, seize jours après, un crime effroyable serait commis à Washington, et que, le vendredi saint, Abraham Lincoln tomberait sous la balle d'un fanatique.
CHAPITRE XIILes colons de l'île Lincoln jetèrent un dernier regard autour d'eux, ils firent le tour du cratère par son étroite arête, et, une demi-heure après, ils étaient redescendus sur le premier plateau, à leur campement de la nuit.
Pencroff pensa qu'il était l'heure de déjeuner, et, à ce propos, il fut question de régler les deux montres de Cyrus Smith et du reporter.
On sait que celle de Gédéon Spilett avait été respectée par l'eau de mer, puisque le reporter avait été jeté tout d'abord sur le sable, hors de l'atteinte des lames. C'était un instrument établi dans des conditions excellentes, un véritable chronomètre de poche, que Gédéon Spilett n'avait jamais oublié de remonter soigneusement chaque jour.
Quant à la montre de l'ingénieur, elle s'était nécessairement arrêtée pendant le temps que Cyrus Smith avait passé dans les dunes.
L'ingénieur la remonta donc, et, estimant approximativement par la hauteur du soleil qu'il devait être environ neuf heures du matin, il mit sa montre à cette heure.
Gédéon Spilett allait l'imiter, quand l'ingénieur, l'arrêtant de la main, lui dit:
«Non, mon cher Spilett, attendez. Vous avez conservé l'heure de Richmond, n'est-ce pas?
— Oui, Cyrus.
— Par conséquent, votre montre est réglée sur le méridien de cette ville, méridien qui est à peu près celui de Washington?
— Sans doute.
— Eh bien, conservez-la ainsi. Contentez-vous de la remonter très exactement, mais ne touchez pas aux aiguilles. Cela pourra nous servir.
— À quoi bon?» pensa le marin.
On mangea, et si bien, que la réserve de gibier et d'amandes fut totalement épuisée. Mais Pencroff ne fut nullement inquiet. On se réapprovisionnerait en route. Top, dont la portion avait été fort congrue, saurait bien trouver quelque nouveau gibier sous le couvert des taillis. En outre, le marin songeait à demander tout simplement à l'ingénieur de fabriquer de la poudre, un ou deux fusils de chasse, et il pensait que cela ne souffrirait aucune difficulté. En quittant le plateau, Cyrus Smith proposa à ses compagnons de prendre un nouveau chemin pour revenir aux Cheminées. Il désirait reconnaître ce lac Grant si magnifiquement encadré dans sa bordure d'arbres. On suivit donc la crête de l'un des contreforts, entre lesquels le creek qui l'alimentait, prenait probablement sa source. En causant, les colons n'employaient plus déjà que les noms propres qu'ils venaient de choisir, et cela facilitait singulièrement l'échange de leurs idées. Harbert et Pencroff — l'un jeune et l'autre un peu enfant — étaient enchantés, et, tout en marchant, le marin disait:
«Hein! Harbert! comme cela va! Pas possible de nous perdre, mon garçon, puisque, soit que nous suivions la route du lac Grant, soit que nous rejoignions la Mercy à travers les bois du Far-West, nous arriverons nécessairement au plateau de Grande-vue, et, par conséquent, à la baie de l'Union!»
Il avait été convenu que, sans former une troupe compacte, les colons ne s'écarteraient pas trop les uns des autres. Très certainement, quelques animaux dangereux habitaient ces épaisses forêts de l'île, et il était prudent de se tenir sur ses gardes. Le plus généralement, Pencroff, Harbert et Nab marchaient en tête, précédés de Top, qui fouillait les moindres coins. Le reporter et l'ingénieur allaient de compagnie, Gédéon Spilett, prêt à noter tout incident, l'ingénieur, silencieux la plupart du temps, et ne s'écartant de sa route que pour ramasser, tantôt une chose, tantôt une autre, substance minérale ou végétale, qu'il mettait dans sa poche sans faire aucune réflexion.
«Que diable ramasse-t-il donc ainsi? murmurait Pencroff. J'ai beau regarder, je ne vois rien qui vaille la peine de se baisser!»
Vers dix heures, la petite troupe descendait les dernières rampes du mont Franklin. Le sol n'était encore semé que de buissons et de rares arbres. On marchait sur une terre jaunâtre et calcinée, formant une plaine longue d'un mille environ, qui précédait la lisière des bois. De gros quartiers de ce basalte qui, suivant les expériences
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