Vingt Mille Lieues Sous Les Mers — Part 1, Jules Verne [e ink ebook reader .TXT] 📗
- Author: Jules Verne
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Lorsque le Nautilus revint à la surface de l'Océan, je pus embrasser dans tout son développement cette île de Clermont-Tonnerre, basse et boisée. Ses roches madréporiques furent évidemment fertilisées par les trombes et les tempêtes. Un jour, quelque graine, enlevée par l'ouragan aux terres voisines, tomba sur les couches calcaires, mêlées des détritus décomposés de poissons et de plantes marines qui formèrent l'humus végétal. Une noix de coco, poussée par les lames, arriva sur cette côte nouvelle. Le germe prit racine. L'arbre, grandissant, arrêta la vapeur d'eau. Le ruisseau naquit. La végétation gagna peu à peu. Quelques animalcules, des vers, des insectes, abordèrent sur des troncs arrachés aux îles du vent. Les tortues vinrent pondre leurs oeufs. Les oiseaux nichèrent dans les jeunes arbres. De cette façon, la vie animale se développa, et, attiré par la verdure et la fertilité, l'homme apparut. Ainsi se formèrent ces îles, oeuvres immenses d'animaux microscopiques.
Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dans l'éloignement, et la route du Nautilus se modifia d'une manière sensible. Après avoir touché le tropique du Capricorne par le cent trente-cinquième degré de longitude, il se dirigea vers l'ouest-nord-ouest, remontant toute la zone intertropicale. Quoique le soleil de l'été fût prodigue de ses rayons, nous ne souffrions aucunement de la chaleur, car à trente ou quarante mètres au-dessous de l'eau, la température ne s'élevait pas au-dessus de dix à douze degrés.
Le 15 décembre, nous laissions dans l'est le séduisant archipel de la Société, et la gracieuse Taiti, la reine du Pacifique. J'aperçus le matin, quelques milles sous le vent, les sommets élevés de cette île. Ses eaux fournirent aux tables du bord d'excellents poissons, des maquereaux, des bonites, des albicores, et des variétés d'un serpent de mer nommé munérophis.
Le Nautilus avait franchi huit mille cent milles. Neuf mille sept cent vingt milles étaient relevés au loch, lorsqu'il passa entre l'archipel de Tonga-Tabou, où périrent les équipages de l'Argo, du Port-au-Prince et du Duke-of-Portland, et l'archipel des Navigateurs, où fut tué le capitaine de Langle, l'ami de La Pérouse. Puis, il eut connaissance de l'archipel Viti, où les sauvages massacrèrent les matelots de l'Union et le capitaine Bureau, de Nantes, commandant l'Aimable-Josephine.
Cet archipel qui se prolonge sur une étendue de cent lieues du nord au sud, et sur quatre-vingt-dix lieues de l'est à l'ouest, est compris entre 60 et 20 de latitude sud, et 174° et 179° de longitude ouest. Il se compose d'un certain nombre d'îles, d'îlots et d'écueils, parmi lesquels on remarque les îles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou et de Kandubon.
Ce fut Tasman qui découvrit ce groupe en 1643, l'année même où Toricelli inventait le baromètre, et où Louis XIV montait sur le trône. Je laisse à penser lequel de ces faits fut le plus utile à l'humanité. Vinrent ensuite Cook en 1714, d'Entrecasteaux en 1793, et enfin Dumont-d'Urville, en 1827, débrouilla tout le chaos géographique de cet archipel. Le Nautilus s'approcha de la baie de Wailea, théâtre des terribles aventures de ce capitaine Dillon, qui, le premier, éclaira le mystère du naufrage de La Pérouse.
Cette baie, draguée à plusieurs reprises, fournit abondamment des huîtres excellentes. Nous en mangeâmes immodérément, après les avoir ouvertes sur notre table même, suivant le précepte de Sénèque. Ces mollusques appartenaient à l'espèce connue sous le nom d'ostrea lamellosa, qui est très commune en Corse. Ce banc de Wailea devait être considérable, et certainement, sans des causes multiples de destruction, ces agglomérations finiraient par combler les baies, puisque l'on compte jusqu'à deux millions d'oeufs dans un seul individu.
Et si maître Ned Land n'eut pas à se repentir de sa gloutonnerie en cette circonstance, c'est que l'huître est le seul mets qui ne provoque jamais d'indigestion. En effet, il ne faut pas moins de seize douzaines de ces mollusques acéphales pour fournir les trois cent quinze grammes de substance azotée, nécessaires à la nourriture quotidienne d'un seul homme.
Le 25 décembre, le Nautilus naviguait au milieu de l'archipel des Nouvelles-Hébrides, que Quiros découvrit en 1606, que Bougainville explora en 1768, et auquel Cook donna son nom actuel en 1773. Ce groupe se compose principalement de neuf grandes îles, et forme une bande de cent vingt lieues du nord-nord-ouest au sud-sud-est, comprise entre 15° et 2° de latitude sud, et entre 164° et 168° de longitude. Nous passâmes assez près de l'île d'Aurou, qui, au moment des observations de midi, m'apparut comme une masse de bois verts, dominée par un pic d'une grande hauteur.
Ce jour-là, c'était Noël, et Ned Land me sembla regretter vivement la célébration du « Christmas », la véritable fête de la famille, dont les protestants sont fanatiques.
Je n'avais pas aperçu le capitaine Nemo depuis une huitaine de jours, quand le 27, au matin, il entra dans le grand salon, ayant toujours l'air d'un homme qui vous a quitté depuis cinq minutes. J'étais occupé à reconnaître sur le planisphère la route du Nautilus. Le capitaine s'approcha, posa un doigt sur un point de la carte, et prononça ce seul mot :
« Vanikoro. »
Ce nom fut magique. C'était le nom des îlots sur lesquels vinrent se perdre les vaisseaux de La Pérouse. Je me relevai subitement.
« Le Nautilus nous porte à Vanikoro ? demandai-je.
— Oui, monsieur le professeur, répondit le capitaine.
— Et je pourrai visiter ces îles célèbres où se brisèrent la Boussole et l'Astrolabe ?
— Si cela vous plaît, monsieur le professeur.
— Quand serons-nous à Vanikoro ?
— Nous y sommes, monsieur le professeur. »
Suivi du capitaine Nemo, je montait sur la plate-forme, et de là, mes regards parcoururent avidement l'horizon.
Dans le nord-est émergeaient deux îles volcaniques d'inégale grandeur, entourées d'un récif de coraux qui mesurait quarante milles de circuit. Nous étions en présence de l'île de Vanikoro proprement dite, à laquelle Dumont d'Urville imposa le nom d'île de la Recherche, et précisément devant le petit havre de Vanou, situé par 16°4' de latitude sud, et 164°32' de longitude est. Les terres semblaient recouvertes de verdure depuis la plage jusqu'aux sommets de l'intérieur, que dominait le mont Kapogo, haut de quatre cent soixante-seize toises.
Le Nautilus, après avoir franchi la ceinture extérieure de roches par une étroite passe, se trouva en dedans des brisants, où la mer avait une profondeur de trente à quarante brasses. Sous le verdoyant ombrage des palétuviers, j'aperçus quelques sauvages qui montrèrent une extrême surprise à notre approche. Dans ce long corps noirâtre, s'avançant à fleur d'eau, ne voyaient-ils pas quelque cétacé formidable dont ils devaient se défier ?
En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que je savais du naufrage de La Pérouse.
« Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui répondis-je.
— Et pourriez-vous m'apprendre ce que tout le monde en sait ? me demanda-t-il d'un ton un peu ironique.
— Très facilement. »
Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumont d'Urville avaient fait connaître, travaux dont voici le résumé très succinct.
La Pérouse et son second, le capitaine de Langle, furent envoyés par Louis XVI, en 1785, pour accomplir un voyage de circumnavigation. Ils montaient les corvettes la Boussole et l'Astrolabe, qui ne reparurent plus.
En 1791, le gouvernement français, justement inquiet du sort des deux corvettes, arma deux grandes flûtes, la Recherche et l'Espérance, qui quittèrent Brest, le 28 septembre, sous les ordres de Bruni d'Entrecasteaux. Deux mois après, on apprenait par la déposition d'un certain Bowen, commandant l'Albermale, que des débris de navires naufragés avaient été vus sur les côtes de la Nouvelle-Géorgie. Mais d'Entrecasteaux, ignorant cette communication, - assez incertaine, d'ailleurs - se dirigea vers les îles de l'Amirauté, désignées dans un rapport du capitaine Hunter comme étant le lieu du naufrage de La Pérouse.
Ses recherches furent vaines. L'Espérance et la Recherche passèrent même devant Vanikoro sans s'y arrêter, et, en somme, ce voyage fut très malheureux, car il coûta la vie à d'Entrecasteaux, à deux de ses seconds et à plusieurs marins de son équipage.
Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon, qui, le premier, retrouva des traces indiscutables des naufragés. Le 15 mai 1824, son navire, le Saint-Patrick, passa près de l'île de Tikopia, l'une des Nouvelles-Hébrides. Là, un lascar, l'ayant accosté dans une pirogue, lui vendit une poignée d'épée en argent qui portait l'empreinte de caractères gravés au burin. Ce lascar prétendait, en outre, que, six ans auparavant, pendant un séjour à Vanikoro, il avait vu deux Européens qui appartenaient à des navires échoués depuis de longues années sur les récifs de l'île.
Dillon devina qu'il s'agissait des navires de La Pérouse, dont la disparition avait ému le monde entier. Il voulut gagner Vanikoro, où, suivant le lascar, se trouvaient de nombreux débris du naufrage ; mais les vents et les courants l'en empêchèrent.
Dillon revint à Calcutta. Là, il sut intéresser à sa découverte la Société Asiatique et la Compagnie des Indes. Un navire, auquel on donna le nom de la Recherche, fut mis à sa disposition, et il partit, le 23 janvier 1827, accompagné d'un agent français.
La Recherche, après avoir relâché sur plusieurs points du Pacifique, mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans ce même havre de Vanou, où le Nautilus flottait en ce moment.
Là, il recueillit de nombreux restes du naufrage, des ustensiles de fer, des ancres, des estropes de poulies, des pierriers, un boulet de dix-huit, des débris d'instruments d'astronomie, un morceau de couronnement, et une cloche en bronze portant cette inscription : « Bazin m'a fait », marque de la fonderie de l'Arsenal de Brest vers 1785. Le doute n'était donc plus possible.
Dillon, complétant ses renseignements, resta sur le lieu du sinistre jusqu'au mois d'octobre. Puis, il quitta Vanikoro, se dirigea vers la Nouvelle-Zélande, mouilla à Calcutta, le 7 avril 1828, et revint en France, où il fut très sympathiquement accueilli par Charles X.
Mais, à ce moment, Dumont d'Urville, sans avoir eu connaissance des travaux de Dillon, était déjà parti pour chercher ailleurs le théâtre du naufrage. Et, en effet, on avait appris par les rapports d'un baleinier que des médailles et une croix de Saint-Louis se trouvaient entre les mains des sauvages de la Louisiade et de la Nouvelle-Calédonie.
Dumont d'Urville, commandant l'Astrolabe, avait donc pris la mer, et, deux mois après que Dillon venait de quitter Vanikoro, il mouillait devant Hobart-Town. Là, il avait connaissance des résultats obtenus par Dillon, et, de plus, il apprenait qu'un certain James Hobbs, second de l'Union, de Calcutta, ayant pris terre sur une île située par 8°18' de latitude sud et 156°30' de longitude est, avait remarqué des barres de fer et des étoffes rouges dont se servaient les naturels de ces parages.
Dumont d'Urville, assez perplexe, et ne sachant s'il devait ajouter foi à ces récits rapportés par des journaux peu dignes de confiance, se décida cependant à se lancer sur les traces de Dillon.
Le 10 février 1828, I 'Astrolabe se présenta devant Tikopia, prit pour guide et interprète un déserteur fixé sur cette île, fit route vers Vanikoro, en eut connaissance le 12 février, prolongea ses récifs jusqu'au 14, et, le 20 seulement, mouilla au-dedans de la barrière, dans le havre de Vanou.
Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de l'île, et rapportèrent quelques débris peu importants. Les naturels, adoptant un système de dénégations et de faux-fuyants, refusaient de les mener sur le lieu du sinistre. Cette conduite, très louche, laissa croire qu'ils avaient maltraité les naufragés, et, en effet, ils semblaient craindre que Dumont d'Urville ne fût venu venger La Pérouse et ses infortunés compagnons.
Cependant, le 26, décidés par des présents, et comprenant qu'ils n'avaient à craindre aucune représaille, ils conduisirent le second, M. Jacquinot, sur le théâtre du naufrage.
Là, par trois ou quatre brasses d'eau, entre les récifs Pacou et Vanou, gisaient des ancres, des canons, des saumons de fer et de plomb, empâtés dans les concrétions calcaires. La chaloupe et la baleinière de l'Astrolabe furent dirigées vers cet endroit, et, non sans de longues fatigues, leurs équipages parvinrent à retirer une ancre pesant dix-huit cents livres, un canon de huit en fonte, un saumon de plomb et deux pierriers de cuivre.
Dumont d'Urville, interrogeant les naturels, apprit aussi que La Pérouse, après avoir perdu ses deux navires sur les récifs de l'île, avait construit un bâtiment plus petit, pour aller se perdre
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