Vingt Mille Lieues Sous Les Mers — Part 2, Jules Verne [the two towers ebook TXT] 📗
- Author: Jules Verne
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« Vous ne venez pas, capitaine ? demandai-je.
— Non, monsieur, mais je vous souhaite une bonne chasse. »
Le canot déborda, et, enlevé par ses six avirons, il se dirigea rapidement vers le dugong, qui flottait alors à deux milles du Nautilus.
Arrivé à quelques encablures du cétacé, il ralentit sa marche, et les rames plongèrent sans bruit dans les eaux tranquilles. Ned Land, son harpon à la main, alla se placer debout sur l'avant du canot. Le harpon qui sert à frapper la baleine est ordinairement attaché à une très longue corde qui se dévide rapidement lorsque l'animal blessé l'entraîne avec lui. Mais ici la corde ne mesurait pas plus d'une dizaine de brasses, et son extrémité était seulement frappée sur un petit baril qui, en flottant, devait indiquer la marche du dugong sous les eaux.
Je m'étais levé et j'observais distinctement l'adversaire du Canadien. Ce dugong, qui porte aussi le nom d'halicore, ressemblait beaucoup au lamantin. Son corps oblong se terminait par une caudale très allongée et ses nageoires latérales par de véritables doigts. Sa différence avec le lamantin consistait en ce que sa mâchoire supérieure était armée de deux dents longues et pointues, qui formaient de chaque côté des défenses divergentes.
Ce dugong, que Ned Land se préparait à attaquer, avait des dimensions colossales, et sa longueur dépassait au moins sept mètres. Il ne bougeait pas et semblait dormir à la surface des flots, circonstance qui rendait sa capture plus facile.
Le canot s'approcha prudemment à trois brasses de l'animal. Les avirons restèrent suspendus sur leurs dames. Je me levai à demi. Ned Land, le corps un peu rejeté en arrière, brandissait son harpon d'une main exercée.
Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugong disparut. Le harpon, lancé avec force, n'avait frappé que l'eau sans doute.
« Mille diables ! s'écria le Canadien furieux, je l'ai manqué !
— Non, dis-je, l'animal est blessé, voici son sang, mais votre engin ne lui est pas resté dans le corps.
— Mon harpon ! mon harpon ! » cria Ned Land.
Les matelots se remirent à nager, et le patron dirigea l'embarcation vers le baril flottant. Le harpon repêché, le canot se mit à la poursuite de l'animal.
Celui-ci revenait de temps en temps à la surface de la mer pour respirer. Sa blessure ne l'avait pas affaibli, car il filait avec une rapidité extrême. L'embarcation, manoeuvrée par des bras vigoureux, volait sur ses traces. Plusieurs fois elle l'approcha à quelques brasses, et le Canadien se tenait prêt à frapper ; mais le dugong se dérobait par un plongeon subit, et il était impossible de l'atteindre.
On juge de la colère qui surexcitait l'impatient Ned Land. Il lançait au malheureux animal les plus énergiques jurons de la langue anglaise. Pour mon compte, je n'en étais encore qu'au dépit de voir le dugong déjouer toutes nos ruses.
On le poursuivit sans relâche pendant une heure, et je commençais à croire qu'il serait très difficile de s'en emparer, quand cet animal fut pris d'une malencontreuse idée de vengeance dont il eut à se repentir. Il revint sur le canot pour l'assaillir à son tour.
Cette manoeuvre n'échappa point au Canadien.
« Attention ! » dit-il.
Le patron prononça quelques mots de sa langue bizarre, et sans doute il prévint ses hommes de se tenir sur leurs gardes.
Le dugong, arrivé à vingt pieds du canot, s'arrêta, huma brusquement l'air avec ses vastes narines percées non à l'extrémité, mais à la partie supérieure de son museau. Puis, prenant son élan, il se précipita sur nous.
Le canot ne put éviter son choc ; à demi renversé, il embarqua une ou deux tonnes d'eau qu'il fallut vider ; mais, grâce à l'habileté du patron, abordé de biais et non de plein, il ne chavira pas. Ned Land, cramponné à l'étrave, lardait de coups de harpon le gigantesque animal, qui, de ses dents incrustées dans le plat-bord, soulevait l'embarcation hors de l'eau comme un lion fait d'un chevreuil. Nous étions renversés les uns sur les autres, et je ne sais trop comment aurait fini l'aventure, si le Canadien, toujours acharné contre la bête, ne l'eût enfin frappée au coeur.
J'entendis le grincement des dents sur la tôle, et le dugong disparut, entraînant le harpon avec lui. Mais bientôt le baril revint à la surface, et peu d'instants après, apparut le corps de l'animal, retourné sur le dos. Le canot le rejoignit, le prit à la remorque et se dirigea vers le Nautilus.
Il fallut employer des palans d'une grande puissance pour hisser le dugong sur la plate-forme. Il pesait cinq mille kilogrammes. On le dépeça sous les yeux du Canadien, qui tenait à suivre tous les détails de l'opération. Le jour même, le stewart me servit au dîner quelques tranches de cette chair habilement apprêtée par le cuisinier du bord. Je la trouvai excellente, et même supérieure à celle du veau, sinon du boeuf.
Le lendemain 11 février, l'office du Nautilus s'enrichit encore d'un gibier délicat. Une compagnie d'hirondelles de mer s'abattit sur le Nautilus. C'était une espèce de sterna nilotica, particulière à l'Égypte, dont le bec est noir, la tête grise et pointillée, l'oeil entouré de points blancs, le dos, les ailes et la queue grisâtres, le ventre et la gorge blancs, les pattes rouges. On prit aussi quelques douzaines de canards du Nil, oiseaux sauvages d'un haut goût, dont le cou et le dessus de la tête sont blancs et tachetés de noir.
La vitesse du Nautilus était alors modérée. Il s'avançait en flânant, pour ainsi dire. J'observai que l'eau de la mer Rouge devenait de moins en moins salée, a mesure que nous approchions de Suez.
Vers cinq heures du soir, nous relevions au nord le cap de Ras-Mohammed. C'est ce cap qui forme l'extrémité de l'Arabie Pétrée, comprise entre le golfe de Suez et le golfe d'Acabah.
Le Nautilus pénétra dans le détroit de Jubal, qui conduit au golfe de Suez. J'aperçus distinctement une haute montagne, dominant entre les deux golfes le Ras-Mohammed. C'était le mont Oreb, ce Sinaï, au sommet duquel Moïse vit Dieu face à face, et que l'esprit se figure incessamment couronné d'éclairs.
A six heures, le Nautilus, tantôt flottant, tantôt immergé, passait au large de Tor, assise au fond d'une baie dont les eaux paraissaient teintées de rouge, observation déjà faite par le capitaine Nemo. Puis la nuit se fit, au milieu d'un lourd silence que rompaient parfois le cri du pélican et de quelques oiseaux de nuit, le bruit du ressac irrité par les rocs ou le gémissement lointain d'un steamer battant les eaux du golfe de ses pales sonores.
De huit à neuf heures, le Nautilus demeura à quelques mètres sous les eaux. Suivant mon calcul, nous devions être très près de Suez. A travers les panneaux du salon, j'apercevais des fonds de rochers vivement éclairés par notre lumière électrique. Il me semblait que le détroit se rétrécissait de plus en plus.
A neuf heures un quart, le bateau étant revenu à la surface, je montai sur la plate-forme. Très impatient de franchir le tunnel du capitaine Nemo, je ne pouvais tenir en place, et je cherchais à respirer l'air frais de la nuit.
Bientôt, dans l'ombre, j'aperçus un feu pâle, à demi décoloré par la brume, qui brillait à un mille de nous.
« Un phare flottant », dit-on près de moi.
Je me retournai et je reconnus le capitaine.
« C'est le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous ne tarderons pas à gagner l'orifice du tunnel.
— L'entrée n'en doit pas être facile ?
— Non, monsieur. Aussi j'ai pour habitude de me tenir dans la cage du timonier pour diriger moi-même la manoeuvre. Et maintenant, si vous voulez descendre, monsieur Aronnax, le Nautilus va s'enfoncer sous les flots, et il ne reviendra à leur surface qu'après avoir franchi l'Arabian-Tunnel. »
Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se ferma, les réservoirs d'eau s'emplirent, et l'appareil s'immergea d'une dizaine de mètres.
Au moment où me disposais à regagner ma chambre, le capitaine m'arrêta.
« Monsieur le professeur, me dit-il, vous plairait-il de m'accompagner dans la cage du pilote ?
— Je n'osais vous le demander, répondis-je.
— Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que l'on peut voir de cette navigation à la fois sous-terrestre et sous-marine. »
Le capitaine Nemo me conduisit vers l'escalier central. A mi-rampe, il ouvrit une porte, suivit les coursives supérieures et arriva dans la cage du pilote, qui, on le sait, s'élevait à l'extrémité de la plate-forme.
C'était une cabine mesurant six pieds sur chaque face, à peu près semblable à celles qu'occupent les timoniers des steamboats du Mississipi ou de l'Hudson. Au milieu se manoeuvrait une roue disposée verticalement, engrenée sur les drosses du gouvernail qui couraient jusqu'à l'arrière du Nautilus. Quatre hublots de verres lenticulaires, évidés dans les parois de la cabine, permettaient à l'homme de barre de regarder dans toutes les directions.
Cette cabine était obscure ; mais bientôt mes yeux s'accoutumèrent à cette obscurité, et j'aperçus le pilote, un homme vigoureux, dont les mains s'appuyaient sur les jantes de la roue. Au-dehors, la mer apparaissait vivement éclairée par le fanal qui rayonnait en arrière de la cabine, à l'autre extrémité de la plate-forme.
« Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notre passage. »
Des fils électriques reliaient la cage du timonier avec la chambre des machines, et de là, le capitaine pouvait communiquer simultanément à son Nautilus la direction et le mouvement. Il pressa un bouton de métal, et aussitôt la vitesse de l'hélice fut très diminuée.
Je regardais en silence la haute muraille très accore que nous longions en ce moment, inébranlable base du massif sableux de la côte. Nous la suivîmes ainsi pendant une heure, à quelques mètres de distance seulement. Le capitaine Nemo ne quittait pas du regard la boussole suspendue dans la cabine à ses deux cercles concentriques. Sur un simple geste, le timonier modifiait à chaque instant la direction du Nautilus.
Je m'étais placé au hublot de bâbord, et j'apercevais de magnifiques substructions de coraux, des zoophytes, des algues et des crustacés agitant leurs pattes énormes, qui s'allongeaient hors des anfractuosités du roc.
A dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-même la barre. Une large galerie, noire et profonde, s'ouvrait devant nous. Le Nautilus s'y engouffra hardiment. Un bruissement inaccoutumé se fit entendre sur ses flancs. C'étaient les eaux de la mer Rouge que la pente du tunnel précipitait vers la Méditerranée. Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme une flèche, malgré les efforts de sa machine qui, pour résister, battait les flots à contre-hélice.
Sur les murailles étroites du passage, je ne voyais plus que des raies éclatantes, des lignes droites, des sillons de feu tracés par la vitesse sous l'éclat de l'électricité. Mon coeur palpitait, et je le comprimais de la main.
A dix heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo abandonna la roue du gouvernail, et se retournant vers moi :
« La Méditerranée », me dit-il.
En moins de vingt minutes, le Nautilus, entraîné par ce torrent, venait de franchir l'isthme de Suez.
VI L'ARCHIPEL GRECLe lendemain, 12 février, au lever du jour, le Nautilus remonta à la surface des flots. Je me précipitai sur la plate-forme. A trois milles dans le sud se dessinait la vague silhouette de Péluse. Un torrent nous avait portés d'une mer à l'autre. Mais ce tunnel, facile à descendre, devait être impraticable à remonter.
Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deux inséparables compagnons avaient tranquillement dormi, sans se préoccuper autrement des prouesses du Nautilus.
« Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadien d'un ton légèrement goguenard, et cette Méditerranée ?
— Nous flottons à sa surface, ami Ned.
— Hein ! fit Conseil, cette nuit même ?...
— Oui, cette nuit même, en quelques minutes, nous avons franchi cet isthme infranchissable.
— Je n'en crois rien, répondit le Canadien.
— Et vous avez tort, maître Land, repris-je. Cette côte basse qui s'arrondit vers le sud est la côte égyptienne.
— A d'autres, monsieur, répliqua l'entêté Canadien.
— Mais puisque monsieur l'affirme, lui dit Conseil, il faut croire monsieur.
— D'ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m'a fait les honneurs de son tunnel, et j'étais près de lui,
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