De la Terre à la Lune, Jules Verne [best romance ebooks .txt] 📗
- Author: Jules Verne
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Tous les peuples de la terre y avaient des repr�sentants; tous les dialectes du monde s'y parlaient � la fois. On e�t dit la confusion des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. L�, les diverses classes de la soci�t� am�ricaine se confondaient dans une �galit� absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires, courtiers, planteurs de coton, n�gociants, bateliers, magistrats, s'y coudoyaient avec un sans-g�ne primitif. Les cr�oles de la Louisiane fraternisaient avec les fermiers de l'Indiana; les gentlemen du Kentucky et du Tennessee, les Virginiens �l�gants et hautains donnaient la r�plique aux trappeurs � demi sauvages des Lacs et aux marchands de bœufs de Cincinnati. Coiff�s du chapeau de castor blanc � larges bord, ou du panama classique, v�tus de pantalons en cotonnade bleue des fabriques d'Opelousas, drap�s dans leurs blouses �l�gantes de toile �crue, chauss�s de bottines aux couleurs �clatantes, ils exhibaient d'extravagants jabots de batiste et faisaient �tinceler � leur chemise, � leurs manchettes, � leurs cravates, � leurs dix doigts, voire m�me � leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, d'�pingles, de brillants, de cha�nes, de boucles, de breloques, dont le haut prix �galait le mauvais go�t. Femmes, enfants, serviteurs, dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient, pr�c�daient, entouraient ces maris, ces p�res, ces ma�tres, qui ressemblaient � des chefs de tribu au milieu de leurs familles innombrables.
A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se pr�cipiter sur les mets particuliers aux �tats du Sud et d�vorer, avec un app�tit mena�ant pour l'approvisionnement de la Floride, ces aliments qui r�pugneraient � un estomac europ�en, tels que grenouilles fricass�es, singes � l'�touff�e, �fish-chowder [Mets compos� de poissons divers.]�, sarigue r�tie, opossum saignant, ou grillades de racoon.
Mais aussi quelle s�rie vari�e de liqueurs ou de boissons venait en aide � cette alimentation indigeste! Quels cris excitants, quelles vocif�rations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les tavernes orn�es de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le sucre et de paquets de paille!
�Voil� le julep � la menthe! criait l'un de ces d�bitants d'une voix retentissante.
—Voici le sangaree au vin de Bordeaux! r�pliquait un autre d'un ton glapissant.
—Et du gin-sling! r�p�tait celui-ci.
—Et le cocktail! le brandy-smash! criait celui-l�.
—Qui veut go�ter le v�ritable mint-julep, � la derni�re mode? s'�criaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d'un verre � l'autre, comme un escamoteur fait d'une muscade, le sucre, le citron, la menthe verte, la glace pil�e, l'eau, le cognac et l'ananas frais qui composent cette boisson rafra�chissante.
Aussi, d'habitude, ces incitations adress�es aux gosiers alt�r�s sous l'action br�lante des �pices se r�p�taient, se croisaient dans l'air et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-l�, ce premier d�cembre, ces cris �taient rares. Les d�bitants se fussent vainement enrou�s � provoquer les chalands. Personne ne songeait ni � manger ni � boire, et, � quatre heures du soir, combien de spectateurs circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunch accoutum�! Sympt�me plus significatif encore, la passion violente de l'Am�ricain pour les jeux �tait vaincue par l'�motion. A voir les quilles du tempins couch�es sur le flanc, les d�s du creps dormant dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonn�, les cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du faro, tranquillement enferm�es dans leurs enveloppes intactes, on comprenait que l'�v�nement du jour absorbait tout autre besoin et ne laissait place � aucune distraction.
Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui pr�c�de les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse. Un indescriptible malaise r�gnait dans les esprits, une torpeur p�nible, un sentiment ind�finissable qui serrait le cœur. Chacun aurait voulu �que ce f�t fini�.
Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement. La Lune se levait sur l'horizon. Plusieurs millions de hurrahs salu�rent son apparition. Elle �tait exacte au rendez-vous. Les clameurs mont�rent jusqu'au ciel; les applaudissements �clat�rent de toutes parts, tandis que la blonde Phoeb� brillait paisiblement dans un ciel admirable et caressait cette foule enivr�e de ses rayons les plus affectueux.
En ce moment parurent les trois intr�pides voyageurs. A leur aspect les cris redoubl�rent d'intensit�. Unanimement, instantan�ment, le chant national des �tats-Unis s'�chappa de toutes les poitrines haletantes, et le Yankee doodle, repris en chœur par cinq millions d'ex�cutants, s'�leva comme une temp�te sonore jusqu'aux derni�res limites de l'atmosph�re.
Puis, apr�s cet irr�sistible �lan, l'hymne se tut, les derni�res harmonies s'�teignirent peu � peu, les bruits se dissip�rent, et une rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profond�ment impressionn�e. Cependant, le Fran�ais et les deux Am�ricains avaient franchi l'enceinte r�serv�e autour de laquelle se pressait l'immense foule. Ils �taient accompagn�s des membres du Gun-Club et des d�putations envoy�es par les observatoires europ�ens. Barbicane, froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl, les l�vres serr�es, les mains crois�es derri�re le dos, marchait d'un pas ferme et mesur�. Michel Ardan, toujours d�gag�, v�tu en parfait voyageur, les gu�tres de cuir aux pieds, la gibeci�re au c�t�, flottant dans ses vastes v�tements de velours marron, le cigare � la bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poign�es de main avec une prodigalit� princi�re. Il �tait intarissable de verve, de gaiet�, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces de gamin, en un mot �Fran�ais�, et, qui pis est, �Parisien� jusqu'� la derni�re seconde.
Dix heures sonn�rent. Le moment �tait venu de prendre place dans le projectile; la manœuvre n�cessaire pour y descendre, la plaque de fermeture � visser, le d�gagement des grues et des �chafaudages pench�s sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps.
Barbicane avait r�gl� son chronom�tre � un dixi�me de seconde pr�s sur celui de l'ing�nieur Murchison, charg� de mettre le feu aux poudres au moyen de l'�tincelle �lectrique; les voyageurs enferm�s dans le projectile pourraient ainsi suivre de l'œil l'impassible aiguille qui marquerait l'instant pr�cis de leur d�part.
Le moment des adieux �tait donc arriv�. La sc�ne fut touchante; en d�pit de sa gaiet� f�brile, Michel Ardan se sentit �mu. J.-T. Maston avait retrouv� sous ses paupi�res s�ches une vieille larme qu'il r�servait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de son cher et brave pr�sident.
�Si je partais? dit-il, il est encore temps!
—Impossible, mon vieux Maston�, r�pondit Barbicane.
Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route �taient install�s dans le projectile, dont ils avaient viss� int�rieurement la plaque d'ouverture, et la bouche de la Columbiad, enti�rement d�gag�e, s'ouvrait librement vers le ciel.
Nicholl, Barbicane et Michel Ardan �taient d�finitivement mur�s dans leur wagon de m�tal.
Qui pourrait peindre l'�motion universelle, arriv�e alors � son paroxysme?
La lune s'avan�ait sur un firmament d'une puret� limpide, �teignant sur son passage les feux scintillants des �toiles; elle parcourait alors la constellation des G�meaux et se trouvait presque � mi-chemin de l'horizon et du z�nith. Chacun devait donc facilement comprendre que l'on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du li�vre qu'il veut atteindre.
Un silence effrayant planait sur toute cette sc�ne. Pas un souffle de vent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les cœurs n'osaient plus battre. Tous les regards effar�s fixaient la gueule b�ante de la Columbiad.
Murchison suivait de l'œil l'aiguille de son chronom�tre. Il s'en fallait � peine de quarante secondes que l'instant du d�part ne sonn�t, et chacune d'elles durait un si�cle.
A la vingti�me, il y eut un fr�missement universel, et il vint � la pens�e de cette foule que les audacieux voyageurs enferm�s dans le projectile comptaient aussi ces terribles secondes! Des cris isol�s s'�chapp�rent:
�Trente-cinq!—trente-six!—trente-sept!—trente-huit!—trente-neuf!—quarante! Feu!!!�
Aussit�t Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de l'appareil, r�tablit le courant et lan�a l'�tincelle �lectrique au fond de la Columbiad.
Une d�tonation �pouvantable, inou�e, surhumaine, dont rien ne saurait donner une id�e, ni les �clats de la foudre, ni le fracas des �ruptions, se produisit instantan�ment. Une immense gerbe de feu jaillit des entrailles du sol comme d'un crat�re. La terre se souleva, et c'est � peine si quelques personnes purent un instant entrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu des vapeurs flamboyantes.
XXVIITEMPS COUVERT
Au moment o� la gerbe incandescente s'�leva vers le ciel � une prodigieuse hauteur, cet �panouissement de flammes �claira la Floride enti�re, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua � la nuit sur une �tendue consid�rable de pays. Cet immense panache de feu fut aper�u de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique, et plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord l'apparition de ce m�t�ore gigantesque.
La d�tonation de la Columbiad fut accompagn�e d'un v�ritable tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque dans ses entrailles. Les gaz de la poudre, dilat�s par la chaleur, repouss�rent avec une incomparable violence les couches atmosph�riques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que l'ouragan des temp�tes, passa comme une trombe au milieu des airs.
Pas un spectateur n'�tait rest� debout; hommes, femmes, enfants, tous furent couch�s comme des �pis sous l'orage; il y eut un tumulte inexprimable, un grand nombre de personnes gravement bless�es, et J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se vit rejet� � vingt toises en arri�re et passa comme un boulet au-dessus de la t�te de ses concitoyens. Trois cent mille personnes demeur�rent momentan�ment sourdes et comme frapp�es de stupeur.
Le courant atmosph�rique, apr�s avoir renvers� les baraquements, culbut� les cabanes, d�racin� les arbres dans un rayon de vingt milles, chass� les trains du railway jusqu'� Tampa, fondit sur cette ville comme une avalanche, et d�truisit une centaine de maisons, entre autres l'�glise Saint-Mary, et le nouvel �difice de la Bourse, qui se l�zarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des b�timents du port, choqu�s les uns contre les autres, coul�rent � pic, et une dizaine de navires, mouill�s en rade, vinrent � la c�te, apr�s avoir cass� leurs cha�nes comme des fils de coton.
Mais le cercle de ces d�vastations s'�tendit plus loin encore, et au-del� des limites des �tats-Unis. L'effet du contrecoup, aid� des vents d'ouest, fut ressenti sur l'Atlantique � plus de trois cents milles des rivages am�ricains. Une temp�te factice, une temp�te inattendue, que n'avait pu pr�voir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les navires avec une violence inou�e; plusieurs b�timents, saisis dans ces tourbillons �pouvantables sans avoir le temps d'amener, sombr�rent sous voiles, entre autres le Childe-Harold, de Liverpool, regrettable catastrophe qui devint de la part de l'Angleterre l'objet des plus vives r�criminations.
Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre garantie que l'affirmation de quelques indig�nes, une demi-heure apr�s le d�part du projectile, des habitants de Gor�e et de Sierra Leone pr�tendirent avoir entendu une commotion sourde, dernier d�placement des ondes sonores, qui, apr�s avoir travers� l'Atlantique, venait mourir sur la c�te africaine.
Mais il faut revenir � la Floride. Le premier instant du tumulte pass�, les bless�s, les sourds, enfin la foule enti�re se r�veilla, et des cris fr�n�tiques: �Hurrah pour Ardan! Hurrah pour Barbicane! Hurrah pour Nicholl!� s'�lev�rent jusqu'aux cieux. Plusieurs million d'hommes, le nez en l'air, arm�s de t�lescopes, de lunettes, de lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions et les �motions, pour ne se pr�occuper que du projectile. Mais ils le cherchaient en vain. On ne pouvait plus l'apercevoir, et il fallait se r�soudre � attendre les t�l�grammes de Long's-Peak. Le directeur de l'Observatoire de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait � son poste dans les montagnes Rocheuses, et c'�tait � lui, astronome habile et pers�v�rant, que les observations avaient �t� confi�es.
Mais un ph�nom�ne impr�vu, quoique facile � pr�voir, et contre lequel on ne pouvait rien, vint bient�t mettre l'impatience publique � une rude �preuve.
Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel assombri se couvrit de nuages. Pouvait-il en �tre autrement, apr�s le terrible d�placement des couches atmosph�riques, et cette dispersion de l'�norme quantit� de vapeurs qui provenaient de la d�flagration de quatre cent mille livres de pyroxyle? Tout l'ordre naturel avait �t� troubl�. Cela ne saurait �tonner, puisque, dans les combats sur mer, on a souvent vu l'�tat atmosph�rique brutalement modifi� par les d�charges de l'artillerie.
Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon charg� de nuages �pais, lourd et imp�n�trable rideau jet� entre le ciel et la terre, et qui, malheureusement, s'�tendit jusqu'aux r�gions des montagnes Rocheuses. Ce fut une fatalit�. Un concert de r�clamations s'�leva de toutes les parties du globe. Mais la nature s'en �mut peu, et d�cid�ment, puisque les hommes avaient troubl� l'atmosph�re par leur d�tonation, ils devaient en subir les cons�quences.
Pendant cette premi�re journ�e, chacun chercha � p�n�trer le voile opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun d'ailleurs se trompait en portant ses regards
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