Portraits Littéraires, Tome Iii Volume 1, C.-A. Sainte-Beuve [ebook reader for surface pro .txt] 📗
- Author: C.-A. Sainte-Beuve
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Prétendant Avoir De L'amitié Pour Moi; Persécuté Par Toutes Les Entraves
Que Les Malheurs Et Les Arrangements De Mon Père Ont Mises Dans Mes
Affaires, Comment Voulez-Vous Que Je Réussisse, Que Je Plaise, Que Je
Vive?...»
[Note 200: Ce Sont Exactement Les Mêmes Expressions Qu'au Début
D'_Adolphe_: «... Je Me Donnai Bientôt Par Cette Conduite Une Grande
Réputation De Légèreté, De Persiflage, De Méchanceté... On Disait Que
J'étais Un Homme Immoral, Un Homme Peu Sûr: Deux Épithètes Heureusement
Inventées Pour Insinuer Les Faits Qu'on Ignore, Et Laisser Deviner Ce
Qu'on Ne Sait Pas.»]
Il Deviendrait Fastidieux D'assister Plus Longuement À Ces Vicissitudes
Sans Terme, Mais On N'aurait Pas Sondé Tout L'homme Si Nous En Avions
Moins Dit. Nous Serons Rapide Sur Ce Qui Nous Reste À Parcourir, Bien
Que Les Ressources De Cette Correspondance Ne Soient Pas Moindres En
Avançant Et Qu'elles Renaissent Volontiers À Chaque Page. Nous Trouvons
Benjamin Constant À Lausanne, En Juin 93; Il Y Revint Avec Une Véritable
Joie; Il S'étonnait De Se Sentir Attiré Vers Ce Beau Lac Et Vers Ces
Montagnes. «Il Serait Singulier, Disait-Il, Et Pourtant Je Le Crois
Presque, Que Moi Qui Ai Toujours Mis Une Sorte De Vanité À Détester Mon
Pays, Je Fusse Atteint Du _Heimweh_[201].» Il Revoit Tout D'abord Mme De
Charrière; Mais L'idéal Des Jours Anciens Ne Se Recommence Jamais; Ce
Rapprochement Ne Se Passe Point Sans Des Brouilleries Nouvelles, Des
Explications, Des Refroidissements À Perte De Vue; On Assiste Aux
Derniers Sanglots D'une Amitié Vive Qui S'éteint, Ou, Pour Parler Plus
Poliment, Qui S'apaise Pour Se Régler Finalement Dans Une Affectueuse
Indifférence. Il Revoit Sa Famille, Ses Tantes Et Ses Cousines, Qui Le
Traitent Comme Un Très-Jeune Homme Sans Conséquence; Il Les Laisse
Volume 1 Title 1 (Portraits Littéraires, Tome 3) pg 153Dire Et Les Raille; Il Raille Les Lausannois Comme Il A Fait Les
Brunswickois; Il Ne Ménage Pas À La Rencontre Les Émigrés Français Qu'il
Trouve Installés Partout Comme Chez Eux: Aucun De Leurs Ridicules Ne
Lui Échappe, Et Il N'a Pas De Peine À Se Garantir De Leurs Opinions. Sa
Ligne Girondine S'établit Et Se Dessine De Plus En Plus: Il S'obstine
À Croire Une République Possible Sans La Terreur, Et Il Ne Veut Des
Recettes De Restauration À Aucun Prix. Les Mallet Du Pan, Les Ferrand,
Ne Sont En Rien Ses Hommes, Et Plus D'une De Ses Lettres S'exprime Sur
Leur Compte Assez Plaisamment[202]. Pressé Pourtant, Persécuté De Nouveau
Par Sa Famille, Il Repart En Novembre Pour Cet Éternel Brunswick. Arrêté
À La Frontière Allemande Par Les Opérations Militaires, Il Est Heureux
D'un Prétexte Et S'en Revient. Il Ne Se Remet En Route Pour L'allemagne
Qu'en Avril 1794, Et Arrive Encore Une Fois À Sa Destination; Mais Cette
Condition De Domesticité Princière Lui Est Devenue Trop Insupportable,
Il Jette Sa Clef De Chambellan, Et Le Voilà Décidément Libre Et De
Retour À Lausanne Dans L'été De Cette Même Année. C'est Durant Ce
Dernier Séjour Seulement, Le 19 Septembre, Qu'il Rencontre Pour La
Première Fois Mme De Staël, Ou Du Moins Qu'il Fait Connaissance Avec
Elle. Il Avait Conçu Quelques Préventions Contre Sa Personne, Contre
Son Genre D'esprit, Et Obéissait En Cela Aux Suggestions De Mme De
Charrière, Qui Était Alors En Froid Avec _L'ambassadrice_, Comme Elle
L'appelait[203]. Une Lettre De Benjamin Constant À Mme De Charrière,
Publiée Par La _Revue Suisse_[204], A Donné Le Récit De Cette Première
Rencontre, De Ces Premiers Entretiens; Il Ne S'y Montre Pas Encore
Revenu De Ses Impressions Antérieures: «30 Septembre 1794... Mon Voyage
De Coppet A Assez Bien Réussi. Je N'y Ai Pas Trouvé Mme De Staël, Mais
L'ai Rattrapée En Route, Me Suis Mis Dans Sa Voiture, Et Ai Fait Le
Chemin De Nyon Ici (À Lausanne) Avec Elle, Ai Soupé, Déjeuné, Dîné,
Soupé, Puis Encore Déjeuné Avec Elle, De Sorte Que Je L'ai Bien Vue Et
Surtout Entendue. Il Me Semble Que Vous La Jugez Un Peu Sévèrement.
Je La Crois Très-Active, Très-Imprudente, Très-Parlante, Mais Bonne,
Confiante, Et Se Livrant De Bonne Foi. Une Preuve Qu'elle N'est Pas
Uniquement Une Machine Parlante, C'est Le Vif Intérêt Qu'elle Prend À
Ceux Qu'elle A Connus Et Qui Souffrent, Elle Vient De Réussir, Après
Trois Tentatives Coûteuses Et Inutiles, À Sauver Des Prisons Et À Faire
Sortir De France Une Femme, Son Ennemie, Pendant Qu'elle Était À Paris,
Et Qui Avait Pris À Tâche De Faire Éclater Sa Haine Pour Elle De Toutes
Les Manières. C'est Là Plus Que Du Partage. Je Crois Que Son Activité
Est Un Besoin Autant Et Plus Qu'un Mérite; Mais Elle L'emploie À Faire
Du Bien...» Ce Qu'il Y A D'injuste, De Restrictif Dans Ce Premier Récit
Se Corrige Généreusement, Trois Semaines Après, Dans La Lettre Suivante,
Qui Nous Rend Son Impression Tout Entière, Et Qui Mérite D'être Connue,
Parce Qu'elle A En Elle Un Accent D'élévation Et De Franchise Auquel
Tout Ce Qui Précède Nous A Peu Accoutumés, Parce Qu'aussi Elle
Représente Avec Magnificence Et Précision, En Face D'une Personne
Incrédule, Ce Que Presque Tous Ceux Qui Ont Approché Mme De Staël Ont
Éprouvé. Qu'on Ne Demande Pas Au Témoin Qui Parle D'elle D'être Tout À
Fait Impartial, Car On N'était Plus Impartial Dès Qu'on L'avait Beaucoup
Vue Et Entendue.
[Note 201: Le Mal Du Pays.]
[Note 202: «Je Ne Comprends Pas Bien, Écrit-Il, Ce Que Vous Voulez
Dire Par Votre _Incertitude_ Entre Ferrand Et Mallet. Je Suis
Très-Décidé, Moi, Et Le Choix Ne M'embarrasse Pas, Car Je Ne Veux Ni De
L'un Ni De L'autre. Grâce Au Ciel, Le Plan De Ferrand Est Inexécutable.
Si Par Le Malade Vous Entendez La Royauté, Le Clergé, La Noblesse, Les
Riches, Je Crois Bien Que L'émétique De Ferrand Peut Seul Les Tirer
Volume 1 Title 1 (Portraits Littéraires, Tome 3) pg 154D'affaire; Mais Je Ne Suis Pas Fâché Qu'il N'y Ait Pas D'émétique À
Avoir. Je Ne Sais Pas Quel Est Le Plan De Mallet. Peut-Être Est-Ce Ma
Faute. Je Sais Qu'en Détail Il Conseille Une Annonce De Modération,
_Fût-Ce_, Dit-Il, _Par Prudence!_ Mots Qui Ont Un Grand Sens, Mais Qui
Certes Ne Sont Pas Prudents. Enfin Je Désire Que Mallet Et Ferrand,
Ferrand Et Mallet, Soient Oubliés, La Convention Bientôt Détruite, Et
La République Paisible. Si Alors De Nouveaux Marat, Robespierre, Etc.,
Etc., Viennent La Troubler Et Qu'ils Ne Soient Pas Aussitôt Écrasés
Qu'aperçus, J'abandonne L'humanité Et J'abjure Le Nom D'homme.»]
[Note 203: On Trouve Dans L'édition De _Caliste_ (Paris, 1845), À La
Fin Du Volume, Quelques Lettres Tout Aimables De Mme De Staël À Mme De
Charrière, Qui Prouvent Bien Que La Froideur Entre Elles Deux Vint D'un
Seul Côté.]
[Note 204: N° Du 15 Mars 1844.]
«Lausanne, Ce 21 Octobre 1794.
«... Il M'est Impossible D'être Aussi Complaisant Pour Vous Sur Le
Chapitre De Mme De Staël Que Sur Celui De M. Delaroche. Je Ne Puis
Trouver Malaisé De Lui _Jeter_, Comme Vous Dites, Quelques Éloges.
Au Contraire, Depuis Que Je La Connais Mieux, Je Trouve Une Grande
Difficulté À Ne Pas Me Répandre Sans Cesse En Éloges, Et À Ne Pas
Donner À Tous Ceux À Qui Je Parle Le Spectacle De Mon Intérêt Et De Mon
Admiration. J'ai Rarement Vu Une Réunion Pareille De Qualités Étonnantes
Et Attrayantes, Autant De Brillant Et De Justesse, Une Bienveillance
Aussi Expansive Et Aussi Cultivée, Autant De Générosité, Une Politesse
Aussi Douce Et Aussi Soutenue Dans Le Monde, Tant De Charme, De
Simplicité, D'abandon Dans La Société Intime. C'est La Seconde Femme Que
J'ai Trouvée Qui M'aurait Pu Tenir Lieu De Tout L'univers, Qui Aurait
Pu Être Un Monde À Elle Seule Pour Moi: Vous Savez Quelle A Été La
Première. Mme De Staël A Infiniment Plus D'esprit Dans La Conversation
Intime Que Dans Le Monde; Elle Sait Parfaitement Écouter, Ce Que Ni Vous
Ni Moi Ne Pensions; Elle Sent L'esprit Des Autres Avec Autant De Plaisir
Que Le Sien; Elle Fait Valoir Ceux Qu'elle Aime Avec Une Attention
Ingénieuse Et Constante, Qui Prouve Autant De Bonté Que D'esprit.
Enfin C'est Un Être À Part, Un Être Supérieur Tel Qu'il S'en Rencontre
Peut-Être Un Par Siècle, Et Tel Que Ceux Qui L'approchent, Le
Connaissent Et Sont Ses Amis, Doivent Ne Pas Exiger D'autre Bonheur.»
Ce Qui Frappe D'abord Ici, C'est Combien Le Ton Diffère De Celui De Tant
De Pages Précédentes: On Entre Dans Une Sphère Nouvelle; Il Y A Dignité,
Élévation. Le Dirai-Je? Ces Qualités Sont Précisément Ce Qui Manquait
À La Relation De Benjamin Constant Et De Mme De Charrière. L'excès
D'analyse, La Facilité De Médisance Et D'ironie, Une Habitude
D'incrédulité Et D'épicuréisme, Venaient Corrompre À Tout Instant Ce Que
Cette Influence Pouvait Avoir D'affectueux Et De Bon; Mme De Charrière
Était Le Xviiième Siècle En Personne Pour Benjamin Constant; Il Rompit À
Un Certain Moment Avec Elle Et Avec Lui. Homme Singulier, Esprit Aussi
Distingué Que Malheureux, Assemblage De Tous Les Contraires, Patriote
Longtemps Sans Patrie, Initiateur Et Novateur Jeté Entre Deux Siècles,
Tenant À L'un, À L'ancien, Par Les Racines, Hélas! Et Par Les Moeurs,
Visant Au Nouveau Par La Tête Et Par Les Tentatives, Il Fut Heureux Qu'à
Une Heure Décisive, Un Génie Cordial Et Puissant, Le Génie De L'avenir
En Quelque Sorte, Lui Apparût, Lui Apprît Le Sentiment, Si Absent
Jusqu'alors, De L'admiration, Et Le Tirât Des Lentes Et Misérables
Agonies Où Il Se Traînait. Il Eût Été Guéri À Coup Sûr Par
Volume 1 Title 1 (Portraits Littéraires, Tome 3) pg 155Bienfaisant Génie, S'il Eût Pu L'être; Il Fut Convié Du Moins Et Associé
Aux Nobles Efforts; Il Put Se Créer Et Poursuivre Le Fantôme, Parfois
Attachant, D'une Haute Et Publique Destinée.
Les Opinions Politiques De Benjamin Constant Durant Cette Fin D'année
1794 Se Poussent, S'acheminent De Plus En Plus Dans Le Sens Indiqué, Et
Concordent Parfaitement Avec Celles Qu'il Produira Deux Ans Plus Tard,
En 96, Dans Ses Premières Brochures:
«La Politique Française, Écrit-Il Agréablement À Mme De Charrière (14
Octobre 1794), S'adoucit D'une Manière Étonnante. Je Suis Devenu Tout
À Fait Talliéniste, Et C'est Avec Plaisir Que Je Vois Le Parti Modéré
Prendre Un Ascendant Décidé Sur Les Jacobins. Dubois-Crancé, En
Promettant La Paix Dans Un Mois, Si L'unanimité Pouvait Se Rétablir Dans
L'assemblée, Et Bourdon De L'oise, En Appelant La Noblesse Une Classe
Malheureuse Et Opprimée Qui A Eu Des Torts, Mais Qui Doit S'attacher À
La République, Oublier Ses Ressentiments, Reprendre De L'énergie, M'ont
Fait Une Impression Beaucoup Plus Douce Que Je Ne L'aurais Attendu D'un
Démocrate Défiant Et Féroce Tel Que Je Me Piquais De L'être. Je Sens Que
Je Me Modérantise, Et Il Faudra Que Vous Me Proposiez Anodinement Une
Petite Contre-Révolution Pour Me Remettre À La Hauteur Des Principes...
Si La
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